jeudi 24 novembre 2016

Solitaire des Templiers 2016



Il est 5h à Millau. La nuit glaciale étend encore son long manteau sur la petite ville. 70 coureurs montent un à un à bord de bus à la destination inconnue, silencieux, heureux. Dans quelques dizaines de minutes sera donné le départ de la Solitaire des Templiers, et aucun des participants ne sait quel parcours il va devoir affronté, mais peu semblent s'en soucier.
Je retrouve Christine, que j'ai rencontré lors de mon premier trail, il y a des années. Depuis, nous nous sommes souvent revus, nous avons même couru ensemble. Bruno, un type extraordinaire, qui organisait quelques mois plus tôt une autre Solitaire, dans les Hautes-Alpes. Il me sourit de ses grands yeux de gamins en me saluant. 



Certains se risquent à des pronostics, et à ce petit jeu là ce sont les gorges du Tarn qui reviennent dans nombre de bouches. Moi, de mon côté, je reste muet Je ne connais pas le coin, et j'ai décidé de ne pas étudier les cartes IGN des alentours de Millau, pour préserver au maximum la découverte de ces territoires. Dans l'obscurité les cars se mettent en route, et ignorent rapidement les panneaux indiquant la direction des gorges. C'est vers Roquefort et ses caves que nous nous dirigeons.
Les caves prennent, avec le froid, une précision ciselée. Les lieux sont impressionnants. De hautes voûtes souterraines, une humidité glacée. La marche du monde semble s'être arrêtée tandis que nous nous entassons dans la première salle. Il faudra bien, pourtant, se mettre bientôt en route.



Après la très belle lecture d'un poème de Gilles Bertrand, fondateur des Templiers, nous récupérons nos cartes, et nous élançons dans la nuit. Pas de speaker, pas de coup de fusil, pas de top départ, juste une poignée d'allumés qui vont partager un moment de course à pied. Je jette un coup d’œil à la carte, et emboîte le pas du groupe de tête, qui se forme rapidement autour d'une demi-douzaine de coureurs. Après une courte descente vers un ruisseau dans le givre et la brume, nous serpentons via un single vers la première prise de décision. Le moment se sculpte directement dans ma mémoire : le plaisir de partager quelques foulées, de goûter à de nouveaux lieux, de partir vers l'inconnu.
Le stress, également, qui m'empêche d'orienter finement. En compagnie de Thomas Saint-Girons, nous décidons de couper un virage de piste et de prendre un bord de champ, mais ce choix ne s'avère guère payant puisque nous avons perdu quelques longueurs sur nos compagnons, que nous reprenons dans un raidillon parsemé de caillasses.
Nous enchaînons deux postes rapidement, et je me laisse distancer dans la descente vers le petit hameau de Montclarat. Dans la bosse suivante, j’emboîte le pas de deux autres coureurs qui prennent un single à gauche, tandis que certains embrayent à droite. Nous avons quitté sans le savoir l'itinéraire conseillé, mais la mésaventure ne porte pas trop à conséquence, même si nous perdons quelques minutes à zigzaguer sous le plateau tandis que les concurrents ayant fait le bon choix avancent plus sereinement. Qu'importe, le chemin est magnifique, les arbres aux troncs encore noirs nous enlacent, immobiles, dans la nuit d'automne.
Le quatrième poste se trouve au milieu d'un ensemble de magnifiques blocs rocheux, qui se découpent majestueusement sur le bleu nuit du ciel. Quatre ou cinq, ensemble, nous repartons, plus ou moins sûrs de nous. Il y a quelque-chose d'émouvant dans cette aube à venir, que nous partageons sans trop parler, juste deux ou trois mots. Chacun saisit la multitude des possibilités que peut offrir une journée. Dérive ou voyage.



Nous nous dirigeons vers l'Est et le lever du jour pour le long poste à poste suivant, pour lequel il n'y a pas vraiment de choix d'itinéraire mais où j'arrive quand même à tergiverser. J'évolue plutôt bien sur le plat, et reprend des petites groupes, mais les sensations ne sont pas vraiment extraordinaires, et je sens qu'il va falloir gérer pour durer. Ce n'est pas grave. Ce n'est pas le plus important. Les paysages, eux, comptent, et marquent, dans ce lent glissement qu'offre seule la course à pied. La balise suivante se situe à l'entrée d'une belle grotte, où je croise Thomas Saint-Girons et Steve Leconte : ils arrivent à contre-sens, mais ont apparemment trouvé un single permettant de rectifier leur erreur de navigation.
Dans la descente suivante, je me relâche un peu, laisse mon corps apprécier ce nouveau jour qui se lève, l'air qui pique mes joues, la végétation qui semble saisie par le froid en une haie d'honneur immobile... et ma cheville tourne violemment, faute d'une attention suffisante. La douleur est intense, renvoie à quelques mauvais souvenirs, et provoque l'image terrible d'un abandon prématuré.
Je lève encore le pied, me laisse rattraper par ceux que j'ai distancé précédemment. Chaque racine, chaque rocher tend la corde de la douleur entre le pied et la tête, mais je veux essayer, juste pour voir la suite. Pour atteindre le poste 6, nous traversons une haie broussailleuse puis un large ruisseau, dont l'eau fraîche anesthésie ma cheville douloureuse. La balise se situe au cœur d'un petit village perché sur une colline, dans lequel je reprends un peu d'eau dans la cour de l'école : je préfère être prudent, ne sachant pas du tout où pourra se trouver le point d'eau suivant. 



L’enchaînement 6 – 7 offre un petit choix d'itinéraire, mais permet aussi de récupérer, en courant facilement sur des portions de piste et de route assez roulantes. Nous passons sous une route, et je quitte un éphémère compagnon de route pour en trouver un autre, Christophe Schneider, avec qui je suis destiné à rester un peu plus longtemps. Nous descendons ensemble vers le poste 8, et décidons de suivre le ruisseau pour aller vers la 9, qui se situe à quelques centaines de mètres de là.
Grosse hésitation, nous savons que nous devons monter entre les falaises pour trouver le poste, mais impossible de trouver un chemin ou même une sente prenons dans un pierrier avant de revenir sur nos pas. Deux coureurs arrivent sur la zone, Alexis Lecanu et Mickaël Bruletourte : ils sont sur un sentier discret, un peu au-dessus de nous, et nous leur emboîtons le pas vers ce poste, dont nous repartons tous ensemble, en bordure d'une falaise assez impressionnante en contrebas de laquelle se trouve le village de St Geniez de Bertrand, que nous devons rallier. 



Une fois arrivé au bout du plateau, impossible de trouver la trace qui descend : les bouts de ficelle bleus, disposés de temps à autres le long de la trace conseillée, s'évanouissent soudainement, et nous obligent à décider de descendre vers le lit d'un ruisseau. Nous l'atteignons avec difficulté, nous frayant un chemin entre les branchages, avant de découvrir que nous devons désescalader une série de vasques pour arriver à bon port. L'endroit est magnifique, avec cette ambiance de jungle fermée qui me rappelle les meilleures heures de mon enfance, mais aussi dangereux. Mickaël chute et se fait mal au genou. Le passage est superbe, mais éprouvant, et nous sommes soulagés de retrouver un petit sentier magnifique, pavé irrégulièrement de pierres plates, qui dérive du lit du ruisseau vers les abords du village. À ce stade, difficile de décrire mon émotion. J'ai oublié les petits pépins physiques, les idées noires, les mois de galère. Je vis simplement une belle journée, dehors. Avec des inconnus. Avec des amis.



Au poste 10, nous partageons la douzième place à 4, refaisons les niveaux et repartons ensemble, en prenant un peu le temps d'échanger sur un assez long poste à poste. Christophe est plus fort, et prend un peu d'avance, nous laissons à 3 dans le magnifique cirque du Boundoulaou, un pied de falaise humide au terrain très glissant qui empêche presque totalement la course. Les arbres morts, couverts de mousse, forment une voûte naturelle sous laquelle nous évoluons. Il n'y a plus que du noir et du vert, partout. Le ciel a disparu, le monde des hommes aussi, ne restent que la roche et la mousse. Nous descendons à la treizième balise ensemble, derrière Alexis qui oriente parfaitement. En remontant sur le plateau, nous croisons Christophe, qui avait loupé le poste et repartira avec nous sur le plateau du Larzac.
Après les difficultés passées, nous pouvons enfin courir un peu, et repartons à 12 à l'heure en petit groupe. Les organismes sont déjà très éprouvés – seul Christophe a l'air plus facile. Alexis a les traits tirés, il a l'impression d'avoir déjà couru 100 kilomètres. Mickaël se laisse distancer, et disparaît derrière nous. Au départ du poste 14, je laisse mes compagnons prendre un peu d'avance, et me dirige seul vers le magnifique ensemble de blocs rocheux dans lequel se trouve la balise suivante. J'y retrouve un autre coureur, avec qui nous effectuons le passage sous l'autoroute permettant de continuer notre périple. Au hameau la Blaquière, mes gourdes sont vides, et je prends cinq minutes pour aller demander un peu d'eau à la maison la plus proche. La fatigue est déjà très présente, et c'est le dernier village traversé – hors l'organisation n'a pas annoncé de point d'eau hors villages.
Je suis donc de nouveau seul, mais retrouve des compagnons de route au niveau des balises 18 et 19, situées dans des ensembles de rocs et de falaises qui désorientent les coureurs. Un petit groupe de trois se reforme, avec Mickaël et un autre coureur. 



A la balise 20, nous tombons sur un point d'eau, avant de décider de largement couper l'itinéraire conseillé pour passer par le hameau des Truels, où nous sommes accueillis par une famille de grands sourires et quelques chiens, avant de repartir entre de hautes haies de buis vers la balise suivante, qui nous fait pour la première fois croiser la route des courses « classiques » des Templiers. A ce stade, bien que très éprouvés, nous collaborons bien et sommes tous trois très positifs : la fin de la course nous paraît toute proche, avec un enchaînement 22-23 qui semble enfantin, un 24eme poste proche également, puis une grosse demi-douzaine de kilomètres pour rallier l'arrivée. Ce bel élan d'optimisme va vite être balayé par la dure réalité de la Solitaire.
Nous jardinons d'abord un moment autour de la 23, qui se trouve un peu en contrebas du plateau et pas à sa bordure, comme semble nous l'indiquer la carte. Nous nous engageons ensuite dans une pente terrible, dans laquelle les racines, les pierres, les branchages et la déclivité rivalisent pour nous empêcher de progresser. Les minutes semblent durer des heures. Ces efforts inhabituels finissent de briser les corps déjà exténués, et nous progressons tant bien que mal jusqu'à la Dourbie, où nous attends un canoë qui va nous aider à traverser. Si Charon est sympathique et porte la lunette de soleil avec grand naturel, la suite sera bien un enfer, avec une remontée extrêmement difficile vers un bloc rocheux qui annonce l'entrée sur les Grandes Causses. En haut de la pente, le répit est de courte durée, puisque nous sillonnons en bord de falaise, sans pouvoir courir.
Nous ne sommes plus que deux, Mickaël et moi. Il me paraît un peu mieux que moi physiquement, mais ne peut pourtant plus orienter, et s'en remet à mon expertise limitée. Nous alternons marche et course lente jusqu'à l'avant-dernier poste. J'ai l'impression d'être au bout du rouleau, vidé physiquement. Pourtant, je sais que je vais aller au bout. Nous trouvons l'avant-dernière balise sans souci, et repartons vers le dernier poste à valider. C'est moi qui oriente, l'esprit embrumé : je sais que je dois trouver un single qui descend droit dans la barre rocheuse, mais m'emmêle les pinceaux à cause des jalons des courses classiques, et suit un autre sentier, qui tend plus tranquillement vers l'arrivée. La direction est bonne, le choix mauvais. Je caresse longtemps, pourtant, la douce idée d'être en train de suivre le bon chemin. Ce n'est qu'en approchant des lacets d'une route que nous réalisons notre erreur : nous allons devoir reprendre ce chemin à contre-sens, sur plusieurs kilomètres.
Nous marchons, têtes basses. Mickaël est plus positif que moi, et c'est sans doute à lui que je dois d'avoir terminé la course : il trouve les ressources nécessaires à cette recherche un brin pathétique, un brin désespérée. Nous pourrions rentrer, simplement. Boire un coup ensemble en revenant sur cette belle journée. Mais nous voulons faire honneur à l'organisation, emprunter tous les chemins de la Solitaire, et rallier bon port.
Quand j'en termine, enfin, c'est la tronche vide et les jambes en gelées. Je vois mal comment je vais pouvoir descendre jusqu'au camping, rejoindre le rejuge de mon duvet glacé. Mais, d'une certaine manière, je suis heureux. J'ai passé une journée dehors, j'ai vécu un film qui n'aura que peu de spectateurs, j'ai traversé le Larzac et les Causses pour devenir un Solitaire. Ce mot, quand je me suis inscris, m'intriguait. Il restera pour moi, après la belle aventure des Hautes-Alpes, puis celle des Templiers, synonyme d'une année qu'il m'a fallut surmonter. Ça y est, je suis un Solitaire. Et les Solitaires cherchent leurs amis parmi ceux qui regardent les étoiles. 

Crédits photos: 
Adrien Clerc
&
Organisation

2 commentaires:

  1. Merci pour ce complet et vivant reportage !
    A l'année prochaine !

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  2. Merci Daniel! Malheureusement l'an prochain pas de Solitaire des Templiers... J'espère que d'autres organisateurs reprendront le flambeau.

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