Il
est 5h à Millau. La nuit glaciale étend encore son long manteau sur
la petite ville. 70 coureurs montent un à un à bord de bus à la
destination inconnue, silencieux, heureux. Dans quelques dizaines de
minutes sera donné le départ de la Solitaire des Templiers, et
aucun des participants ne sait quel parcours il va devoir affronté,
mais peu semblent s'en soucier.
Je
retrouve Christine, que j'ai rencontré lors de mon premier trail, il
y a des années. Depuis, nous nous sommes souvent revus, nous avons
même couru ensemble. Bruno, un type extraordinaire, qui organisait
quelques mois plus tôt une autre Solitaire, dans les Hautes-Alpes.
Il me sourit de ses grands yeux de gamins en me saluant.
Certains
se risquent à des pronostics, et à ce petit jeu là ce sont les
gorges du Tarn qui reviennent dans nombre de bouches. Moi, de mon
côté, je reste muet Je ne connais pas le coin, et j'ai décidé de
ne pas étudier les cartes IGN des alentours de Millau, pour
préserver au maximum la découverte de ces territoires. Dans
l'obscurité les cars se mettent en route, et ignorent rapidement les
panneaux indiquant la direction des gorges. C'est vers Roquefort et
ses caves que nous nous dirigeons.
Les
caves prennent, avec le froid, une précision ciselée. Les lieux
sont impressionnants. De hautes voûtes souterraines, une humidité
glacée. La marche du monde semble s'être arrêtée tandis que nous
nous entassons dans la première salle. Il faudra bien, pourtant, se
mettre bientôt en route.
Après
la très belle lecture d'un poème de Gilles Bertrand, fondateur des
Templiers, nous récupérons nos cartes, et nous élançons dans la
nuit. Pas de speaker, pas de coup de fusil, pas de top départ, juste
une poignée d'allumés qui vont partager un moment de course à
pied. Je jette un coup d’œil à la carte, et emboîte le pas du
groupe de tête, qui se forme rapidement autour d'une demi-douzaine
de coureurs. Après une courte descente vers un ruisseau dans le
givre et la brume, nous serpentons via un single vers la première
prise de décision. Le moment se sculpte directement dans ma
mémoire : le plaisir de partager quelques foulées, de goûter
à de nouveaux lieux, de partir vers l'inconnu.
Le
stress, également, qui m'empêche d'orienter finement. En compagnie
de Thomas Saint-Girons, nous décidons de couper un virage de piste
et de prendre un bord de champ, mais ce choix ne s'avère guère
payant puisque nous avons perdu quelques longueurs sur nos
compagnons, que nous reprenons dans un raidillon parsemé de
caillasses.
Nous
enchaînons deux postes rapidement, et je me laisse distancer dans la
descente vers le petit hameau de Montclarat. Dans la bosse suivante,
j’emboîte le pas de deux autres coureurs qui prennent un single à
gauche, tandis que certains embrayent à droite. Nous avons quitté
sans le savoir l'itinéraire conseillé, mais la mésaventure ne
porte pas trop à conséquence, même si nous perdons quelques
minutes à zigzaguer sous le plateau tandis que les concurrents ayant
fait le bon choix avancent plus sereinement. Qu'importe, le chemin
est magnifique, les arbres aux troncs encore noirs nous enlacent,
immobiles, dans la nuit d'automne.
Le
quatrième poste se trouve au milieu d'un ensemble de magnifiques
blocs rocheux, qui se découpent majestueusement sur le bleu nuit du
ciel. Quatre ou cinq, ensemble, nous repartons, plus ou moins sûrs
de nous. Il y a quelque-chose d'émouvant dans cette aube à venir,
que nous partageons sans trop parler, juste deux ou trois mots.
Chacun saisit la multitude des possibilités que peut offrir une
journée. Dérive ou voyage.
Nous
nous dirigeons vers l'Est et le lever du jour pour le long poste à
poste suivant, pour lequel il n'y a pas vraiment de choix
d'itinéraire mais où j'arrive quand même à tergiverser. J'évolue
plutôt bien sur le plat, et reprend des petites groupes, mais les
sensations ne sont pas vraiment extraordinaires, et je sens qu'il va
falloir gérer pour durer. Ce n'est pas grave. Ce n'est pas le plus
important. Les paysages, eux, comptent, et marquent, dans ce lent
glissement qu'offre seule la course à pied. La balise suivante se
situe à l'entrée d'une belle grotte, où je croise Thomas
Saint-Girons et Steve Leconte : ils arrivent à contre-sens,
mais ont apparemment trouvé un single permettant de rectifier leur
erreur de navigation.
Dans
la descente suivante, je me relâche un peu, laisse mon corps
apprécier ce nouveau jour qui se lève, l'air qui pique mes joues,
la végétation qui semble saisie par le froid en une haie d'honneur
immobile... et ma cheville tourne violemment, faute d'une attention
suffisante. La douleur est intense, renvoie à quelques mauvais
souvenirs, et provoque l'image terrible d'un abandon prématuré.
Je
lève encore le pied, me laisse rattraper par ceux que j'ai distancé
précédemment. Chaque racine, chaque rocher tend la corde de la
douleur entre le pied et la tête, mais je veux essayer, juste pour
voir la suite. Pour atteindre le poste 6, nous traversons une haie
broussailleuse puis un large ruisseau, dont l'eau fraîche anesthésie
ma cheville douloureuse. La balise se situe au cœur d'un petit
village perché sur une colline, dans lequel je reprends un peu d'eau
dans la cour de l'école : je préfère être prudent, ne
sachant pas du tout où pourra se trouver le point d'eau suivant.
L’enchaînement
6 – 7 offre un petit choix d'itinéraire, mais permet aussi de
récupérer, en courant facilement sur des portions de piste et de
route assez roulantes. Nous passons sous une route, et je quitte un
éphémère compagnon de route pour en trouver un autre, Christophe
Schneider, avec qui je suis destiné à rester un peu plus longtemps.
Nous descendons ensemble vers le poste 8, et décidons de suivre le
ruisseau pour aller vers la 9, qui se situe à quelques centaines de
mètres de là.
Grosse
hésitation, nous savons que nous devons monter entre les falaises
pour trouver le poste, mais impossible de trouver un chemin ou même
une sente prenons dans un pierrier avant de revenir sur nos pas. Deux
coureurs arrivent sur la zone, Alexis Lecanu et Mickaël
Bruletourte : ils sont sur un sentier discret, un peu au-dessus
de nous, et nous leur emboîtons le pas vers ce poste, dont nous
repartons tous ensemble, en bordure d'une falaise assez
impressionnante en contrebas de laquelle se trouve le village de St
Geniez de Bertrand, que nous devons rallier.
Une
fois arrivé au bout du plateau, impossible de trouver la trace qui
descend : les bouts de ficelle bleus, disposés de temps à
autres le long de la trace conseillée, s'évanouissent soudainement,
et nous obligent à décider de descendre vers le lit d'un ruisseau.
Nous l'atteignons avec difficulté, nous frayant un chemin entre les
branchages, avant de découvrir que nous devons désescalader une
série de vasques pour arriver à bon port. L'endroit est magnifique,
avec cette ambiance de jungle fermée qui me rappelle les meilleures
heures de mon enfance, mais aussi dangereux. Mickaël chute et se
fait mal au genou. Le passage est superbe, mais éprouvant, et nous
sommes soulagés de retrouver un petit sentier magnifique, pavé
irrégulièrement de pierres plates, qui dérive du lit du ruisseau
vers les abords du village. À
ce stade, difficile de décrire mon émotion. J'ai oublié les petits
pépins physiques, les idées noires, les mois de galère. Je vis
simplement une belle journée, dehors. Avec des inconnus. Avec des
amis.
Au
poste 10, nous partageons la douzième place à 4, refaisons les
niveaux et repartons ensemble, en prenant un peu le temps d'échanger
sur un assez long poste à poste. Christophe est plus fort, et prend
un peu d'avance, nous laissons à 3 dans le magnifique cirque du
Boundoulaou, un pied de falaise humide au terrain très glissant qui
empêche presque totalement la course. Les arbres morts, couverts de
mousse, forment une voûte naturelle sous laquelle nous évoluons. Il
n'y a plus que du noir et du vert, partout. Le ciel a disparu, le
monde des hommes aussi, ne restent que la roche et la mousse. Nous
descendons à la treizième balise ensemble, derrière Alexis qui
oriente parfaitement. En remontant sur le plateau, nous croisons
Christophe, qui avait loupé le poste et repartira avec nous sur le
plateau du Larzac.
Après
les difficultés passées, nous pouvons enfin courir un peu, et
repartons à 12 à l'heure en petit groupe. Les organismes sont déjà
très éprouvés – seul Christophe a l'air plus facile. Alexis a
les traits tirés, il a l'impression d'avoir déjà couru 100
kilomètres. Mickaël se laisse distancer, et disparaît derrière
nous. Au départ du poste 14, je laisse mes compagnons prendre un peu
d'avance, et me dirige seul vers le magnifique ensemble de blocs
rocheux dans lequel se trouve la balise suivante. J'y retrouve un
autre coureur, avec qui nous effectuons le passage sous l'autoroute
permettant de continuer notre périple. Au hameau la Blaquière, mes
gourdes sont vides, et je prends cinq minutes pour aller demander un
peu d'eau à la maison la plus proche. La fatigue est déjà très
présente, et c'est le dernier village traversé – hors
l'organisation n'a pas annoncé de point d'eau hors villages.
Je
suis donc de nouveau seul, mais retrouve des compagnons de route au
niveau des balises 18 et 19, situées dans des ensembles de rocs et
de falaises qui désorientent les coureurs. Un petit groupe de trois
se reforme, avec Mickaël et un autre coureur.
A la
balise 20, nous tombons sur un point d'eau, avant de décider de
largement couper l'itinéraire conseillé pour passer par le hameau
des Truels, où nous sommes accueillis par une famille de grands
sourires et quelques chiens, avant de repartir entre de hautes haies
de buis vers la balise suivante, qui nous fait pour la première fois
croiser la route des courses « classiques » des
Templiers. A ce stade, bien que très éprouvés, nous collaborons
bien et sommes tous trois très positifs : la fin de la course
nous paraît toute proche, avec un enchaînement 22-23 qui semble
enfantin, un 24eme poste proche également, puis une grosse
demi-douzaine de kilomètres pour rallier l'arrivée. Ce bel élan
d'optimisme va vite être balayé par la dure réalité de la
Solitaire.
Nous
jardinons d'abord un moment autour de la 23, qui se trouve un peu en
contrebas du plateau et pas à sa bordure, comme semble nous
l'indiquer la carte. Nous nous engageons ensuite dans une pente
terrible, dans laquelle les racines, les pierres, les branchages et
la déclivité rivalisent pour nous empêcher de progresser. Les
minutes semblent durer des heures. Ces efforts inhabituels finissent
de briser les corps déjà exténués, et nous progressons tant bien
que mal jusqu'à la Dourbie, où nous attends un canoë qui va nous
aider à traverser. Si Charon est sympathique et porte la lunette de
soleil avec grand naturel, la suite sera bien un enfer, avec une
remontée extrêmement difficile vers un bloc rocheux qui annonce
l'entrée sur les Grandes Causses. En haut de la pente, le répit est
de courte durée, puisque nous sillonnons en bord de falaise, sans
pouvoir courir.
Nous
ne sommes plus que deux, Mickaël et moi. Il me paraît un peu mieux
que moi physiquement, mais ne peut pourtant plus orienter, et s'en
remet à mon expertise limitée. Nous alternons marche et course
lente jusqu'à l'avant-dernier poste. J'ai l'impression d'être au
bout du rouleau, vidé physiquement. Pourtant, je sais que je vais
aller au bout. Nous trouvons l'avant-dernière balise sans souci, et
repartons vers le dernier poste à valider. C'est moi qui oriente,
l'esprit embrumé : je sais que je dois trouver un single qui
descend droit dans la barre rocheuse, mais m'emmêle les pinceaux à
cause des jalons des courses classiques, et suit un autre sentier,
qui tend plus tranquillement vers l'arrivée. La direction est bonne,
le choix mauvais. Je caresse longtemps, pourtant, la douce idée
d'être en train de suivre le bon chemin. Ce n'est qu'en approchant
des lacets d'une route que nous réalisons notre erreur : nous
allons devoir reprendre ce chemin à contre-sens, sur plusieurs
kilomètres.
Nous
marchons, têtes basses. Mickaël est plus positif que moi, et c'est
sans doute à lui que je dois d'avoir terminé la course : il
trouve les ressources nécessaires à cette recherche un brin
pathétique, un brin désespérée. Nous pourrions rentrer,
simplement. Boire un coup ensemble en revenant sur cette belle
journée. Mais nous voulons faire honneur à l'organisation,
emprunter tous les chemins de la Solitaire, et rallier bon port.
Quand
j'en termine, enfin, c'est la tronche vide et les jambes en gelées.
Je vois mal comment je vais pouvoir descendre jusqu'au camping,
rejoindre le rejuge de mon duvet glacé. Mais, d'une certaine
manière, je suis heureux. J'ai passé une journée dehors, j'ai vécu
un film qui n'aura que peu de spectateurs, j'ai traversé le Larzac
et les Causses pour devenir un Solitaire. Ce mot, quand je me suis
inscris, m'intriguait. Il restera pour moi, après la belle aventure
des Hautes-Alpes, puis celle des Templiers, synonyme d'une année
qu'il m'a fallut surmonter. Ça y est, je suis un Solitaire. Et les
Solitaires cherchent leurs amis parmi ceux qui regardent les étoiles.
Crédits photos:
Adrien Clerc
&
Organisation
Merci pour ce complet et vivant reportage !
RépondreSupprimerA l'année prochaine !
Merci Daniel! Malheureusement l'an prochain pas de Solitaire des Templiers... J'espère que d'autres organisateurs reprendront le flambeau.
RépondreSupprimer